« En dix ans de carrière, je n’ai jamais vu ça » : Comment une crise de l’immobilier majeure affecte les communes limitrophes
La Fédération Nationale de l’Immobilier (FNAIM) alerte.
« Une crise du logement devenue réalité. » Dans son bilan de l’année 2023, publié cette semaine, la FNAIM alerte sur l’effondrement du nombre de transactions partout en France : 875 000, soit 240 000 de moins qu’en 2022. C’est la plus forte baisse depuis 50 ans, comme le rappellent les médias nationaux. Et la Côte d’Azur, et plus précisément les communes limitrophes, ne sont pas épargnées par ce phénomène.
« C’est le cas, affirme Audrey Fenocchio, agent commercial pour l’agence Aime Immo à La Turbie. Depuis l’été 2023, on ressent un vrai ralentissement. C’est très calme, on a très peu de biens à la vente. » Même constat pour Stéphane Gastaldy, fondateur et directeur de Century 21 agence Gastaldy à Cap d’Ail, qui parle même d’un « coup d’arrêt brutal pour le marché immobilier. »
Un coup d’arrêt qui se manifeste à la fois par une chute du nombre de biens mis en vente, et par une chute du nombre d’acheteurs.
Les taux d’intérêt en première ligne
Bien entendu, l’inflation et la hausse énorme des taux constituent les raisons principales de cette disparition des acheteurs. Ou plutôt, d’une certaine catégorie : « On a encore des demandes pour acheter, oui, mais ce sont souvent des gens qui ont déjà des apports, explique Audrey Fenocchio. On vend surtout à des étrangers, des gens qui n’ont pas besoin de crédit. Les clients de la classe moyenne et en-dessous ne sont plus là. »
« Quand on perd 20% de pouvoir d’achat, on repousse ou on change le projet, appuie Saïdou Bacar, propriétaire de l’agence Laforêt à Beausoleil. Quelqu’un qui avait un million en fin d’année 2022 n’avait plus que 800 000 euros en 2023. »
Quand on perd 20% de pouvoir d’achat, on repousse ou on change le projet
Saïdou Bacar, agence Laforêt Beausoleil
« En 2023, on a connu une chute du nombre d’acheteurs de 20 à 40% sur les résidences principales, précise Stéphane Gastaldy. Soit ces clients peuvent encore financer leur projet, mais devront payer plus cher leurs mensualités, soit ils achètent moins de mètres carrés, pour compenser la perte de pouvoir d’achat, soit ils reportent complètement leur projet, et c’est ce qu’il se passe en général, s’il n’y a pas d’urgence, comme une naissance. (…) Le seul marché qui reste pour l’instant toujours positif, contrairement à d’autres régions de France, c’est celui de la résidence secondaire. On parle d’une clientèle étrangère qui n’a pas besoin de financement et qui cherche toujours des biens. Ces clients ne sont pas concernés par ce qu’il se passe en France. »
Une clientèle étrangère, parfois basée à Monaco. Cyril Hennion, cofondateur de l’agence Azur’Estate à Roquebrune-Cap-Martin, témoigne : « on s’en sort, parce qu’on a toujours des résidents monégasques qui achètent à Roquebrune. C’est l’avantage que nous avons par rapport aux villes plus éloignées. Les acheteurs n’ont pas besoin de crédit pour acheter. »
Saïdou Bacar, lui, ne partage pas ce constat. Contrairement à Cap d’Ail et Roquebrune, situées en bord de mer, la commune de Beausoleil intéresse peu les acquéreurs de résidences secondaires : « ce n’est pas le cœur de cible. Beausoleil est une ville de résidence principale pour les pendulaires. »
Des prix encore très élevé sur la Côte d’Azur
C’est d’ailleurs cette proximité avec la Principauté qui explique que, contrairement à de nombreuses villes en France, dont Paris, les prix n’ont pas baissé. Une tendance confirmée par le rapport annuel de l’Observatoire Guy Hoquet pour l’année 2023.
« Les vendeurs restent sur des prix qu’ils souhaitent très élevés, détaille Stéphane Gastaldy. Comme le marché de la résidence secondaire reste très tendu et actif avec des acheteurs qui ont un pouvoir d’achat très élevé et qui achètent encore très cher, les propriétaires de biens ne veulent pas baisser leurs prix et attendent de nous de leur trouver des clients fortunés, qui achèteront leur bien comme résidence secondaire. Mais ces clients sont peu nombreux, c’est une clientèle de niche, domiciliée à l’étranger. Les vendeurs restent sur un prix trop élevé, alors que les acheteurs sont très peu nombreux. D’autant qu’ils ont subi une baisse du pouvoir d’achat énorme avec les taux d’intérêt qui ont doublé, voire triplé en deux ans et demi. Aujourd’hui, on emprunte à 4,5 – 5%. »
Pour Audrey Fenocchio, une baisse des prix pourrait justement être une solution : « les prix n’ont pas baissé dans le coin, mais c’est ce que j’aimerais pour rééquilibrer un peu le marché. Les prix demandés par les propriétaires sont totalement injustifiés ! Mais la proximité avec Monaco fait que… »
Les prix demandés par les propriétaires sont totalement injustifiés
Audrey Fenocchio, agence Aime Immo La Turbie
Et non seulement les prix restent très élevés, mais en plus, les vendeurs sont moins nombreux. « L’augmentation des taux immobiliers n’arrange rien, pointe-t-elle. Aujourd’hui, les gens ne vendent plus, sauf s’ils sont en changement de situation familiale, comme un divorce ou une naissance. Ça va faire dix ans que je suis agent immobilier et je n’ai jamais vu ça. »
« Les vendeurs ont vu la hausse des taux d’emprunt, ajoute Saïdou Bacar. Et ils ont compris que les prix de leurs biens risquaient de baisser. Certains ont donc repoussé leur projet de vente. » « Avant, les gens vendaient pour acheter un autre bien un peu plus cher, confirme Cyril Hennion. Ils pouvaient emprunter davantage auprès de leur banque. Mais cette année, c’est bloqué et donc compliqué de conclure des ventes. Résultat : les prix stagnent. Ils ne montent pas, mais ne descendent pas non plus. »
Un marché locatif « complètement déprimé »
Ces données impactent grandement le marché locatif. Ce qui pourrait représenter une aubaine pour les agences, témoigne en réalité d’une très grande tension pour les potentiels locataires. « C’est compliqué pour les clients, parce qu’il y a très peu de biens à la location à La Turbie, pour énormément de demandes », introduit Audrey Fenocchio. Des demandes qui proviennent essentiellement des très nombreux salariés de la Principauté, en quête d’un logement à proximité de leur lieu de travail.
« On a très peu de produits à la location, corrobore Cyril Hennion. Dès qu’on publie une annonce pour un bien à louer, il part très rapidement. »
A Beausoleil, ville pratiquement dédiée aux pendulaires, la tension est d’autant plus forte. « Le montant des locations sur Beausoleil est plus élevé qu’ailleurs, rappelle Saïdou Bacar. Avec la hausse des taux et le durcissement des conditions d’emprunt, surtout envers les primo-accédants, certains qui voulaient se loger en tant que propriétaires sont finalement retournés sur de la location, donc le marché est encore plus saturé. Et les investisseurs ont aussi arrêté d’acheter en 2023 à cause des règles d’octroiement de crédit. C’est un cercle vicieux. »
« Le marché est encore plus déprimé au niveau locatif qu’au niveau des ventes, atteste Stéphane Gastaldy. On a en plus un gros coup d’arrêt sur les programmes neufs, puisque les investisseurs se détournent de l’immobilier. (…) Et puis, avant, les nouveaux acheteurs acquéraient un bien immobilier pour y vivre et libéraient donc un bien en location. Là, c’est un coup d’arrêt. Les gens restent en place parce qu’ils savent qu’ils ne pourront pas acheter. Tout se gèle, c’est dramatique. L’offre est réduite à peau de chagrin. On ne publie même plus les offres qu’on a sur le marché, parce qu’on est submergés d’appels. » Et pour lui, ce déficit du marché locatif n’est pas seulement lié à la conjoncture actuelle, mais aussi à des choix politiques.
Les locations saisonnières passent entre les mailles du filet énergétique
« Pour moi c’est le plus grave, dénonce-t-il. C’est terrible et c’est clairement la faute des politiques. Les instances immobilières avaient alerté, mais les politiques ont continué leur stratégie que personne ne comprend. Les propriétaires-bailleurs qui louent pour les locaux ont de plus en plus de contraintes, avec le calendrier du Diagnostic de Performance Energétique (DPE) et la fiscalité lourde, voire très, très lourde. Il y a aussi eu un choix politique de complètement libéraliser la location saisonnière, avec les plateformes de type Airbnb. Et là, vous n’avez aucune contrainte : si vous voulez louer une passoire thermique, voire un logement dangereux (par exemple, avec une installation électrique qui n’est pas aux normes), vous le pouvez. Les propriétaires privilégient donc une location de courte durée, à destination des touristes, puisqu’on est une terre de tourisme. Et donc, on enlève tous ces biens à la location longue durée, et les actifs n’arrivent plus à se loger. Si on veut une politique du logement, il faut préserver le droit de se loger et mettre tous les logements sur un pied d’égalité. Si le logement est dangereux, il est dangereux, et si c’est une passoire énergétique, c’est une aberration complète de pouvoir le louer en courte durée et pas en longue durée. Et tout ça, c’est politique. Il va falloir légiférer. »
Les instances immobilières avaient alerté, mais les politiques ont continué leur stratégie que personne ne comprend
Stéphane Gastaldy, agence Century 21 Cap d’Ail
La problématique se pose aussi à Beausoleil, dont le parc immobilier est désormais vieillissant. « Les DPE des biens ne sont pas forcément en A ou en B, confesse Saïdou Bacar. Ça créé des craintes auprès des investisseurs, qui préfèrent mettre leurs biens en location saisonnière, parce qu’il n’y a pas toutes ces contraintes et parce que le rendement est plus important. Mais on reste positifs pour la transaction, malgré tout. Quand la loi Climat et résilience sera effective, à partir de 2025, les logements classés G ne pourront plus être mis à la location. Des travaux seront faits, forcément, ou alors les propriétaires vendront à des personnes qui feront les travaux, donc le parc locatif sera renouvelé naturellement. »
Cette loi pourrait-elle constituer une opportunité pour les futurs acquéreurs ? « Oui et non, nous répond Saïdou. Oui parce que, dans les estimations et le prix de vente, le coût des travaux pour la performance énergétique va entrer en compte. Et non, parce que les banques regardent aujourd’hui les DPE et lorsqu’elles voient des biens avec une très basse performance énergétique, elles refusent les prêts ou elles obligent l’emprunteur à souscrire un prêt travaux. »
Une reprise progressive en 2024 ?
Stéphane Gastaldy souhaite lui aussi rester optimiste : « je pense qu’on aura un léger tassement des prix en 2024, qui permettra, j’espère, de ré-enclencher un processus positif, avec des vendeurs qui accepteront de s’adapter avec un prix de vente moindre que celui qu’ils espéraient. (…) La seule lueur d’espoir en ce moment, c’est qu’on observe depuis quelques jours un tassement des taux, voire une baisse des taux dans certaines banques. N’oublions pas, d’ailleurs, qu’on peut renégocier les taux, c’est prévu dans les contrats de prêt et dans la loi. Mais c’est complexe pour les clients de comprendre ça, la plupart préfèrent attendre. (…) On est tout de même assez préservés dans les Alpes-Maritimes : certaines villes de France connaissent des baisses de prix actées, signées chez le notaire, de parfois plus de 15%. Certaines agences ferment, même à Paris. Et comme il y a moins de ventes, certaines collectivités encaissent moins de taxes, ce qui pose des problèmes d’équilibre de budget. C’est une vraie crise du logement, c’est effrayant. Je suis de nature optimiste, je pense que j’arriverai à continuer mon activité, mais ce qui me gêne, c’est qu’on n’a pas d’actions possibles sur de nombreux éléments, notamment politiques. »
On ne s’attend pas à une année folle en 2024
Cyril Hennion, agence Azur’Estate Roquebrune-Cap-Martin
Saïdou Bacar aussi espère voir une reprise progressive cette année : « ça devrait aller beaucoup mieux au deuxième semestre 2024. Les taux ont d’ailleurs déjà commencé à baisser dans certaines banques. Et la demande s’est accentuée par rapport à la fin de l’année 2023. »
Audrey Fenocchio et Cyril Hennion, eux, restent prudents. « Le téléphone ne sonne plus depuis des mois, déplore Audrey. Je ne suis pas du tout sereine pour l’année 2024. Je mise plus sur les grosses ventes que sur le nombre. Ça fait un moment que je fais attention à mes finances. J’ai vu les taux monter, j’ai compris que ça allait être compliqué. Alors, pour le moment, prudence en 2024. » « Les taux ont un peu diminué en début d’année, mais on ne s’attend pas non plus à une année folle comme il y a deux ou trois ans, complète Cyril. On espère voir une amélioration en 2025, mais il est encore trop tôt pour le dire. »