Quelles perspectives économiques mondiales pour 2024 ? Mathilde Lemoine, Chief Economist du groupe Edmond de Rothschild, nous répond
Elections, IA, innovation, reprise post-covid… Mathilde Lemoine a abordé diverses thématiques au cours de la conférence annuelle organisée par Edmond de Rothschild Monaco sur la stratégie d’investissement.
Il y avait foule ce mardi 16 janvier au Yacht Club de Monaco. Comme chaque année, la banque Edmond de Rothschild Monaco y organisait une conférence afin d’aborder la stratégie d’investissement du groupe pour la nouvelle année. Tour à tour, Gérard Ohresser, Chief Executive Officer, Mathilde Lemoine, Group Chief Economist, Sébastien Cavernes, Chief Investment Officer, Lucas Cirimbilli, Head of Investment Advisory, et Michael Menella, Head of Private Banking, ont pris la parole pour aborder les perspectives de l’année 2024.
Mathilde Lemoine a ainsi rappelé que l’année 2023 était synonyme d’un ralentissement de l’inflation. « L’inflation est retombée à 2,9% en décembre dans la zone euro et à 3,4% aux Etats-Unis, contre respectivement 8,6% et 6,4% au mois de janvier l’année dernière. C’est le fait d’un resserrement des politiques monétaires, qui ont été extrêmement agressives et restrictives », a-t-elle introduit, avant d’aborder la croissance, particulièrement dynamique aux Etats-Unis.
« La croissance des trois premiers trimestres de l’année 2023 a atteint 2,3%, ce qui est une performance ! En Chine, elle est de 5,2%. (…) Malheureusement, la zone euro peine à être résiliente, la croissance n’a été que de 0,6%. »
Du côté des prévisions, l’année 2024 devrait connaître un certain ralentissement, partout dans le monde. « Les effets post-pandémie ont été massifs, explique Mathilde Lemoine. Aux Etats-Unis, la part de consommation de biens est toujours beaucoup plus élevée que celle d’avant la pandémie. Cela explique la surconsommation, la modification des structures de production, le changement des chaînes de valeur des gouvernements qui veulent faire du reshoring et du friendshoring*… Cela implique aussi un effet de rattrapage persistant sur les services, et génère une accélération des salaires particulièrement vive, notamment dans le secteur de l’hôtellerie. »
Une dégradation de l’instruction et de la formation
Mathilde Lemoine a cependant souligné les conséquences, à long terme, de la baisse du niveau d’instruction et de formation, en particulier depuis la pandémie de covid-19. En témoignent les chiffres du Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves (PISA). « La pandémie a eu un effet de dégradation de l’apprentissage et du développement des compétences au niveau de l’école, de l’université et des salariés, qui ont dû décaler leurs formations. Il va falloir intégrer ces données dans nos scénarios macroéconomiques et dans nos investissements, car cela va se traduire par une moindre capacité pour les entreprises à dégager des profits. Il ne faut pas sous-estimer les conséquences de la pandémie en macroéconomie », prévient-elle.
2024 sera également marquée par un nombre record d’élections, avec notamment les élections présidentielles américaines et les élections européennes. Cette année, 4,2 milliards de personnes, soit la moitié de la population mondiale, seront appelées aux urnes. « Comment peut-on faire des prévisions économiques dans ce contexte électoral ? Nous nous devons de définir les grands traits communs à l’ensemble des élections, qui peuvent infléchir de façon majeure nos résultats et nos appréhensions de 2024 », explique Mathilde Lemoine.
En l’espèce, les économistes anticipent une potentielle hausse de la prime de risque, en raison des incertitudes liées à ces élections, incertitudes qui peuvent peser sur l’investissement des entreprises dans les pays concernés. « Quelles que soient les élections, il y a néanmoins un consensus autour des politiques post-covid, nuance Mathilde Lemoine. Certains pays, comme les Etats-Unis, ont décidé de soutenir l’investissement pour donner plus d’indépendance aux entreprises nationales, en particulier vis-à-vis de la Chine. Les Etats-Unis testent de nouveaux partenariats, notamment avec les Pays-Bas et le Japon, pour s’entendre sur la sécurisation des composants électroniques. L’Europe, elle, est plutôt en repli. L’autre élément commun, quel que soit le résultat des élections, c’est la fin du cycle de hausse des taux, qui donne une certaine latitude aux banques centrales. Enfin, on note une compétition de l’investissement avec la transition énergétique, le développement des entreprises, les investissements liés aux cyberattaques etc., qui sont soutenus par tous les gouvernements. C’est le cycle électoral : les dépenses publiques ne baissent jamais avant une élection. En revanche, en 2025, d’autres types de risques surgiront. Par exemple, l’augmentation des droits de douane promise par Donald Trump s’il est élu. En Europe, l’investissement privé n’est pas soutenu, c’est un problème. »
Afin de développer ces propos, à l’issue de la présentation, Mathilde Lemoine a répondu à nos questions.
La croissance en zone euro est plus faible qu’ailleurs, comment l’expliquez-vous ?
ML : J’identifie plusieurs raisons. D’abord, l’Union Européenne avait annoncé, comme les Etats-Unis, des plans de relance post-pandémie. On observe, par rapport aux montants prévus très élevés, notamment avec le plan Next Generation EU [fixé à 750 milliards d’euros, ndlr], des décaissements très, très lents, à l’exception de l’Espagne, qui a très vite dépensé 40 milliards d’euros. La croissance espagnole a d’ailleurs été beaucoup plus dynamique que dans les pays du Nord qui ne financent pas parce qu’ils n’arrivent pas à présenter les bons projets d’investissement. Ils ne bénéficient pas de la même croissance.
De plus, la productivité en Europe est beaucoup moins élevée qu’aux Etats-Unis. La valeur ajoutée produite par les salariés est plus faible, les entreprises dégagent moins de profits pour investir ou pour se développer, à l’instar des entreprises américaines.
La troisième raison, c’est l’innovation. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la compétence moyenne de la force de travail américaine, et les compétences globales des salariés, sont meilleures qu’en Europe. La diffusion de l’innovation est donc plus rapide et plus importante, dopant ainsi l’ensemble de l’économie.
Enfin, la Banque Centrale Européenne (BCE) a dû suivre la Réserve fédérale américaine, qui a exporté son inflation post-pandémie. La BCE a donc dû augmenter ses taux avant le conflit russo-ukrainien, ce qui n’était pas cohérent avec les fondamentaux faibles de la zone euro.
Certains déplorent une « fuite des cerveaux et des talents » vers les Etats-Unis, est-ce que cela explique la faible innovation européenne ?
ML : Oui, sans compter que les entreprises européennes ne se financent pas sur les marchés et ont des difficultés à trouver des capitaux. Mais au-delà de la fuite des cerveaux, l’Europe forme peu de personnes qualifiées. Rappelons-nous de la stratégie de Lisbonne, en 2000, qui voulait que dix ans plus tard, l’Europe soit vraiment le continent de la connaissance. Depuis 24 ans, la plupart des pays européens manquent de personnes qualifiées, ce qui entraîne moins de cohésion sociale. C’est un fait que je trouve incompréhensible : comment peut-on laisser sans rattrapage des étudiants, des jeunes, qui ont subi des conditions d’apprentissage dégradées ? Dans une tribune que j’ai rédigée pour Les Echos, j’ai appelé à ce que cela fasse l’objet d’un plan européen. On doit aussi tirer des leçons de la pandémie sur la dépendance européenne vis-à-vis de la Chine.
Quelles peuvent être les conséquences des conflits internationaux actuels sur les perspectives économiques ?
ML : L’important est de positionner la macroéconomie dans le contexte de reconfiguration des flux internationaux. Les rapports de force internationaux se sont repositionnés par rapport à l’axe Chine-Etats-Unis, ce qui a changé la donne, en particulier depuis 2017, et a entrainé un renforcement des positions des Etats-Unis en Asie hors-Chine. C’est très marquant. C’est le retour des Etats-Unis sur la scène internationale ! Leur contribution à la croissance mondiale est désormais située aux alentours de 22%, ce qui est historiquement élevé. Les flux « Amérique latine versus Chine » se sont également développés. Les conflits s’inscrivent donc dans cette reconfiguration. Prenons l’exemple du conflit en Ukraine : d’une part, nous constatons l’augmentation du prix de l’énergie, et d’autre part le développement des flux de gaz du Moyen-Orient. Cela participe au développement de l’UAE.
Ces situations de conflit entraînent une augmentation des dépenses militaires. Les élections américaines joueront un rôle très important. Le plus compliqué à appréhender serait la sortie des Etats-Unis de l’OTAN envisagée par Donald Trump. Elle créerait une situation d’incertitude avec un impact très négatif sur la croissance mondiale.
Considérez-vous l’IA plutôt comme une opportunité ou comme un danger pour l’économie ?
ML : Il faut former les salariés, pour qu’ils puissent les intégrer et légiférer sur les innovations liées à l’IA. Le développement de ces innovations doit être cadré. Beaucoup d’études économétriques démontrent que les métiers routiniers seront les plus impactés. Lors de la précédente vague de mondialisation et d’innovation, les non-qualifiés subissaient davantage les effets négatifs que les qualifiés. Aujourd’hui, c’est « routinier » versus « non-routinier ». Par exemple, quelqu’un qui observe les marchés risque de perdre son travail, parce que c’est routinier. En revanche, quelqu’un qui donne des perspectives, et formule donc des hypothèses, est davantage protégé. Les gouvernements européens devraient mettre en place des fonds de transition. Cela pourrait permettre à des employés ou employeurs en situations pénibles d’être formés à d’autres missions.
Les innovations sont à tous les niveaux, quel que soit le niveau de qualification, c’est ce qui fait la croissance. Malheureusement en Europe, nous avons des « spots » technologiques, comme des start-ups, mais qui s’exportent ou se font racheter… La notion de fédéralisme n’existe pas ou très peu, alors qu’elle est très forte aux Etats-Unis. Les entreprises ayant moins de demande, elles investissent moins, sauf pour exporter ailleurs qu’en Europe. C’est un facteur conjoncturel. Et le problème de productivité, lui, est un facteur structurel.
*Reshoring : réimplanter une activité délocalisée sur le territoire d’origine.
Friendshoring : délocaliser dans des pays alliés, en fonction du contexte géopolitique.