Portrait

Sir Stelios Haji-Ioannou : un destin monégasque à mi-chemin entre entrepreneuriat et philanthropie

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Sir Stelios Haji-Ioannou © Stelios Philanthropic Foundation

S’il a quitté les commandes de la compagnie aérienne, le fondateur d’easyJet continue, depuis la Principauté, de diriger un empire tentaculaire et de défendre sa marque, née d’un vrai coup de génie marketing.

Très investi à Monaco, Sir Stelios Haji-Ioannou consacre une partie importante de son temps aux œuvres caritatives de sa Fondation, à laquelle il a promis de reverser la majorité de sa fortune à son décès.

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Sir Stelios Foundation
Sir Stelios Haji-Ioannou – Photo DR

Il règne une fébrilité inhabituelle, en ce matin de mars 2023, sur le Port Hercule de Monaco. Un panache de fumée s’élève au-dessus de l’eau. Intrigués, les badauds s’attroupent ; certains dégainent leur téléphone pour filmer la scène.

Toutes sirènes hurlantes, plusieurs véhicules de sapeurs-pompiers fondent sur les quais. Les hommes du feu se précipitent sur un yacht d’une cinquantaine de mètres, amarré dans le port monégasque. Plusieurs « victimes » de l’incendie sont évacuées.

La tension retombe. L’exercice anti-incendie s’achève. Un entraînement de routine pour les sapeurs-pompiers du Rocher, qui conserveront peut-être de cette journée un souvenir pas comme les autres ; celui d’être montés sur le Fly me to the moon, le yacht de luxe prêté pour l’occasion par un résident monégasque lui non plus, pas tout à fait comme les autres : Sir Stelios Haji-Ioannou.

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Les sapeurs-pompiers de Monaco se mobilisent pour contrôler l’incendie à bord du yacht de Sir Stelios © Monaco Info via Facebook

Des yachts, ce n’est pourtant pas ce qui manque dans le port de Monaco. Que celui de Sir Stelios Haji-Ioannou ait été choisi pour que les sapeurs-pompiers monégasques perfectionnent leur entraînement en dit long sur la place qu’occupe l’homme d’affaires d’origine chypriote dans la Principauté. Une place toute particulière, à mi-chemin entre réussite entrepreneuriale flamboyante et philanthropie tous azimuts.

Réussir beaucoup, pour rendre beaucoup à la société : telle pourrait être la devise de Sir Stelios Haji-Ioannou. Des rivages de Chypre aux dîners de charité de Monaco, en passant par les pistes des aéroports de toute l’Europe, retour sur l’itinéraire d’un résident monégasque qui a fait de la Principauté un véritable « hub » pour faire rayonner sa réussite et sa générosité au-delà des frontières.

easyGroup, 30 ans de succès de « brand value »

Impossible d’évoquer Sir Stelios Haji-Ioannou sans parler d’easyJet ; en lançant, à la fin des années 1990, l’une des premières compagnies aériennes low cost, l’entrepreneur a durablement révolutionné le secteur du transport aérien. Mais impossible, également, de résumer la carrière de l’homme d’affaires à ce seul succès. Stelios Haji-Ioannou s’est d’ailleurs, depuis 2010, progressivement retiré de la direction d’easyJet, tout en demeurant l’un des actionnaires principaux de l’entreprise, avec 15 % de ses parts.

Sous l’effet conjugué du Covid-19, du Brexit et de désaccords internes, la compagnie a récemment traversé un trou d’air qui s’est répercuté sur sa masse salariale et son cours en bourse. Et, au terme d’un long bras de fer avec sa direction, Stelios Haji-Ioannou a finalement apporté, en 2022, son soutien à l’achat de près de soixante nouveaux appareils Airbus.

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easyJet a fêté ses 10 ans à l’aéroport de Nice en 2022 – © easyJet

Là ne semble plus être le principal, pour le résident monégasque. Si easyJet est et restera « son » bébé, c’est bien la « easy family » qui accapare, aujourd’hui, Sir Stelios Haji-Ioannou.

Un véritable empire, fondé il y a trois décennies autour de la marque easy, qui s’étend désormais à plus d’un millier de marques déposées : easyJet, bien sûr, mais aussi easyHotel, easyCar, easyMoney, easyStorage, easyBus, easyFly, easyHub, easyProperty, easyCoffee, easyGym, easyFerry, easyStorage, easyTech, easyKiosk, easyInsure, easyCinema, easyCruise, easyRentacar, easyInternetcafe, easyContainer, easyTruck, easyFood, easyMusic, easyTelecom, easyTravel, easyMobile, easyJobs, easyGaming, easyWatch, easyTaxi, easyVan, easyAir, easyFootball, easyTrain, easyCurrency, easyCoach, easyEnergy, easyDogwalker, easyParking, easyArt, easyMortgage et tant d’autres encore.

Aussi simple qu’efficace, le business model d’easyGroup repose sur les revenus tirés de la concession de la licence de la marque easy à une multitude d’entreprises diverses et variées ; à titre d’exemple, easyGroup perçoit ainsi 0,25 % du prix de chaque billet d’avion acheté sur easyJet.com.

À chaque fois ou presque, le succès de ce modèle de « brand value » est au rendez-vous pour notre « serial entrepreneur », qui a célébré en début d’année les 30 ans d’easyGroup et organise, tous les ans à Monaco, la réunion annuelle de la « easy Family ».

« La meilleure idée que j’ai jamais eue a été de lancer une compagnie aérienne low-cost », reconnaît volontiers Sir Stelios : « ma deuxième meilleure idée a été de conserver le nom ‘’easy’’ pour mon entreprise privée, comme ça, j’ai pu étendre la marque et conserver la propriété du nom ».

Un nom – et une célèbre identité visuelle, blanche et orange – qui valent désormais une petite fortune. Et font, sans surprise, des envieux.

Les membres de la famille easyGroup réunis à Monaco en 2024 © easyGroup

easy, une marque chèrement défendue

Incroyable coup de génie marketing, la marque easy fait ainsi l’objet de récurrentes batailles judiciaires, Sir Stelios Haji-Ioannou tenant à faire respecter sa propriété intellectuelle – et, bien sûr, sa principale source de revenus, pour sa famille et ses œuvres caritatives.

En croisade contre ceux qu’il qualifie lui-même de « voleurs de marques », le businessman n’hésite pas à poursuivre les petits malins qui « sèment la confusion » en s’appropriant le nom et la réputation de l’oeuvre de sa vie.

En décembre dernier, le fondateur d’Easy LiveAuction, un site de ventes aux enchères en ligne, a ainsi été condamné à payer 180 000 livres sterling à easyGroup pour avoir, selon la justice britannique, « induit le consommateur en erreur ». Auparavant, c’est l’entreprise Easy Car Credit Limited qui avait, elle aussi, dû s’incliner devant la plainte de l’homme d’affaires.

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easyGroup © DR

Très attaché à sa marque, Sir Stelios Haji-Ioannou n’a pas non plus hésité à poursuivre plusieurs artistes – le groupe anglais Easy Life ou le DJ Easyfun – pour avoir, même indirectement, écorné sa réputation.

Pourquoi s’acharner contre ces usurpateurs ? « Le vol de marque est avantageux », explique le résident monégasque, « parce qu’il trompe délibérément le consommateur en lui faisant croire que l’entreprise fait partie de la famille easy, dans le seul but d’augmenter ses ventes. Ce n’est pas une erreur innocente, mais une stratégie délibérée pour maximiser ses profits, sans se soumettre aux contrôles de qualité menés par easyGroup Ltd, et sans lui verser les royalties annuelles ».

Et notre homme de rappeler que « ce sont les efforts collectifs et exceptionnels des membres de la famille easy qui ont transformé la marque easy en une institution de confiance ». Pas question, donc, de laisser cette confiance être écornée par quelques indélicats.

Un visionnaire qui disrupte le marché aérien européen

La confiance met longtemps à se construire et un instant pour être détruite. Sir Stelios Haji-Ioannou le sait bien, lui qui a mis plus de trois décennies à bâtir son empire.

Né en 1967 à Athènes, le jeune Stelios est le fils de l’armateur grec Loukas Haji-Ioannou. Autodidacte, son père, d’origine chypriote, est le fondateur de la compagnie Troodos Shipping, qui a fait fortune en acquérant d’anciens navires-citernes. Après des études à la prestigieuse London School of Economics et une maîtrise de la City University de Londres (Cass Business School), Stelios fait ses premiers pas dans le monde des affaires en intégrant l’entreprise paternelle.

Mais le jeune homme voit plus grand et, à 25 ans seulement, il se lance en solo en fondant sa propre compagnie de transport maritime, Stelmar Tankers. « Je voulais prouver que je n’étais pas qu’un fils à papa », se rappelle Stelios dans un entretien accordé cet hiver au Business Post irlandais.

« Quand j’avais une vingtaine d’années », poursuit l’homme d’affaires, « je voulais créer une marque qui deviendrait célèbre. Notre entreprise familiale était dans le transport maritime, et comme il s’agissait d’une entreprise en B2B, personne ne savait ce que je faisais dans la vie. J’ai lancé ma première entreprise de transport maritime quand j’avais tout juste 20 ans, elle s’appelait Stelmar Tankers, mais c’était aussi en B2B et elle n’est donc pas devenue célèbre. Alors j’ai décidé de créer une marque qui serait connue dans le monde entier. C’était ce que je voulais ».

C’est au cours d’un voyage aux Etats-Unis que le jeune Stelios a l’intuition qui fera sa fortune. Il étudie le modèle low cost et décide de s’attaquer au quasi-monopole des grandes compagnies nationales qui règnent sans partage sur le ciel européen. Sa résolution est prise : proposer « des vols au sein de la Grande-Bretagne au même prix qu’un jean ».

À 28 ans seulement, Stelios Haji-Ioannou crée easyJet. Le concept ? Diviser les tarifs pratiqués par les compagnies traditionnelles par deux, en divisant d’autant les coûts d’exploitation des vols. Révolutionnaire, l’idée ne prend, cependant, pas tout de suite.

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« Ce n’était pas toujours facile », se souvient l’entrepreneur, « c’était très stressant et très risqué, et je n’ai pas beaucoup dormi durant cette période. Heureusement, ça a marché. Mais je pense toujours qu’il faut essayer et utiliser les relations publiques pour faire la publicité d’une nouvelle entreprise. Se lancer tout seul coûte très cher ».

Pour disrupter un marché alors dominé par des mastodontes internationaux, Stelios peut compter sur son sens aigu du marketing. Le jeune patron n’a ainsi pas hésité à se présenter, vêtu d’une combinaison « orange easy », sur le vol inaugural d’une compagnie concurrente… qu’il finira par racheter.

« Rendre à la société ce qu’elle m’a donné »

Trente ans plus tard, easyJet transporte plus de 100 millions de passagers par an et possède près de 350 appareils desservant une trentaine de pays. Désormais milliardaire, Sir Stelios Haji-Ioannou consacre une partie significative de son temps, de son énergie et de sa fortune à la philanthropie. « L’une des choses les plus enrichissantes et les plus satisfaisantes de mon modèle d’entreprise est qu’il me procure un flux de revenus régulier, et j’utilise ce flux de revenus pour rendre à la société ce qu’elle m’a donné », affirme le premier résident monégasque à avoir, en 2017, rejoint l’initiative The Giving Pledge de Bill Gates, s’engageant ainsi à faire don de la majeure partie de sa fortune à des œuvres caritatives.

Ces œuvres, c’est à la tête de la Stelios Philanthropic Foundation que cet hyperactif les mène. Implantée à Monaco, la fondation soutient, par exemple, un concours à destination des jeunes entrepreneurs britanniques, doté de 300 000 livres sterling : « grâce à ce concours, nous espérons trouver et soutenir la prochaine success story entrepreneuriale », veut croire un Stelios qui n’a rien perdu de sa fibre d’entrepreneur.

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Dotée d’une salle de conférence ouverte aux associations et évènements culturels (comme la diffusion prochaine d’un film à l’honneur du Prince Albert II), la Stelios Philanthropic Foundation œuvre sur tous les fronts : don de 640 000 livres sterling à l’Unicef pour soigner les enfants victimes de malnutrition à Gaza ; don, avec la diaspora grecque de Monaco, en faveur des populations défavorisées de Grèce ; concours en direction des jeunes entrepreneurs chypriotes ; récompenses pour les entreprises bi-communautaires chypriotes/grecques pour encourager la paix sur cette île divisée ; prix de 200 000 livres sterling pour les entrepreneurs britanniques en situation de handicap ; récolte, en présence du Prince Albert II, de plusieurs centaines de milliers d’euros pour sauvegarder l’environnement en mer Méditerranée, mais aussi pour la Fondation Prince Albert II et le WWF ; distribution de sacs de couchage pour les sans-abri de Monaco ; dons à l’association Air League ; initiative en faveur du sport et de la paix; etc.

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Le Prince Albert II et la Directrice Générale de WWF International, le Dr Kirsten Schuijt, aux côtés de Sir Stelios Haji-Ioannou – © Stelios Philanthropic Foundation

Monaco au coeur

Décoré, en novembre 2023, de l’Ordre de Saint-Charles par le Prince Albert II lui-même – le plus haut grade en Principauté –, « Sir » Stelios doit son titre de chevalier à la Reine Elizabeth II du Royaume-Uni.

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Sir Stelios a été nommé Chevalier de l’Ordre Saint-Charles par le Souverain en 2023 – DR

Mais c’est bien à Monaco, où il réside, que son cœur a élu domicile; c’est à Monaco que l’enfant d’Athènes s’est joint, en mars dernier, à la foule pour acclamer le Prince lors de son anniversaire; à Monaco, encore, qu’il a rejoint le Monaco Economic Board; à Monaco, toujours, qu’il s’investit dans la culture locale ou en faveur des employés du Centre Hospitalier Princesse Grace, enfin, que Stelios dirige son empire afin de pouvoir, toujours, donner plus aux communautés locales et pays qui l’ont accueilli.

Monaco au cœur, car « certains problèmes sont trop grands et trop éloignés (…). Nous préférons soutenir les quatre ou cinq pays où j’ai passé une partie de ma vie », dit celui qui « espère qu’en versant suffisamment de fonds à ma Fondation, elle pourra continuer à faire le bien en mon nom. Ce sera mon héritage ».