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Récit

Vert, mais pas de jalousie – Un livre empoisonné à Monaco

Un marque-page, proposé par l'université du Delaware, peut aider à identifier des problèmes éventuels. Crédit photo : Evan Krape, Université du Delaware.

Si nous vous demandons quelles professions sont exposées à des risques, à quoi pensez-vous ? Les secouristes en montagne ? La police ? Les ouvriers BTP ? Les pilotes d’essai ? Des suppositions légitimes, qui figurent certainement parmi les métiers les plus dangereux. Mais nous parions que vous n’avez pas pensé aux bibliothécaires ? « Comment ? Les bibliothécaires ? Quand même pas ! » vous dîtes-vous sans doute. Eh bien, Monaco Tribune a une histoire exclusive à vous raconter.

Notre curiosité a été attisée l’année dernière lorsque nous avons lu un article du quotidien britannique The Guardian rapportant que la Bibliothèque nationale de France mettait en quarantaine des livres potentiellement imprégnés d’arsenic.

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En poursuivant notre lecture, nous avons appris que cette substance chimique nocive pourrait être présente dans les couvertures vert émeraude de livres du XIXe siècle, identifiés par le Poison Book Project, mené par l’Université du Delaware. Les chercheurs américains ont découvert que les éditeurs de l’époque victorienne utilisaient ce produit chimique pour colorer les reliures. Les pigments verts étaient appelés vert de Paris, vert émeraude ou vert de Scheele, du nom d’un chimiste d’origine allemande. Depuis 2019, dans le cadre de ce projet et ayant testé des centaines de couvertures de livres à la recherche de métaux lourds, les chercheurs de l’Université du Delaware ont établi une liste d’ouvrages potentiellement dangereux.

Si l’Organisation mondiale de la Santé indique qu’il existe un risque de cancer lié à l’exposition prolongée à l’arsenic inorganique, principalement par l’eau potable et les aliments, elle n’en fait pas état concernant le contact avec des objets qui en contiennent. Néanmoins, le Poison Book Project affirme que les reliures vertes imprégnées d’arsenic présentent un risque pour la santé des bibliothécaires, libraires, collectionneurs et chercheurs, et qu’elles devraient être manipulées et conservées avec précaution.

Alors, quand nous avons appris que l’un des ouvrages mentionnés par The Guardian était The Ballads of Ireland d’Edward Hayes, imprimé au Royaume-Uni et publié en 1855, nous avons naturellement pensé à la Princess Grace Irish Library (PGIL – Bibliothèque Irlandaise Princesse Grace). Après un peu de journalisme d’investigation, facilité par le fait que le catalogue de la PGIL est désormais en ligne, nous avons découvert que l’une des publications potentiellement toxiques figurait effectivement dans la collection.

À gauche, couverture en toile verte au chrome (jaune de chrome + bleu de Prusse) sur un ouvrage de 1874. Cette toile contient des métaux lourds comme du chrome et du plomb. À droite, une couverture vert émeraude sur un ouvrage de 1850, contenant de l’arsenic. – Avec l’aimable autorisation de la collection d’étude WUDPAC et d’un propriétaire privé.

Les ouvrages du XIXe siècle étaient parfois reliés en tissu et, au gré des manipulations, le tissu a tendance à s’effilocher, libérant potentiellement de l’arsenic dans l’air ou par contact…

Paula Farquharson, la directrice de la Bibliothèque, a pris notre information au sérieux et a confirmé que la bibliothèque possédait effectivement le titre contaminé entre autres. Un spécialiste des archives a été consulté. Par la suite, « Nous avons fait venir une entreprise en septembre dernier pour analyser l’air de la bibliothèque — ils portaient un équipement de protection complet, ont ouvert les livres potentiellement affectés puis ont laissé leurs appareils faire le travail », a déclaré Mme Farquharson. « Heureusement, les résultats sont revenus négatifs pour l’arsenic dans l’air. Cependant, la couverture des livres figurant sur la liste du Poison Book Project pourrait toujours contenir de l’arsenic susceptible d’être transféré par contact. C’est pourquoi nous avons pris la précaution supplémentaire de les faire spécialement recouvrir par une autre entreprise — des experts dans le domaine. »

Les volumes vert émeraude incriminés ont été placé en quarantaine pour analyse par un laboratoire externe afin d’évaluer la quantité d’arsenic présente.

Les livres sont maintenant en sécurité. C’est-à-dire de retour à la Bibliothèque et rendus inoffensifs :

Les livres sont désormais conservés sans risque de contact avec l’arsenic – Photos avec l’aimable autorisation de la PGIL

Nous avons contacté Sophie Lepron, d’AB Antiquo, qui nous a indiqué que c’était la première fois qu’ils avaient été contactés pour une question de ce type. « Étant donné l’absence de protocoles spécifiques en France, nous avons adopté une approche prudente. » En plus des précautions de base décrites ci-dessous, elle a mentionné un « dépoussiérage sécurisé » soit une aspiration contrôlée avec des filtres HEPA (High Efficiency Particulate Air), conçus pour piéger au moins 99,87% des particules d’un diamètre de 0,3 micromètres (µm), afin d’éviter la dispersion des particules. La mise en boîte des livres, comme sur la photo ci-dessus, utilisant du papier de conservation et une boîte sur mesure, permet de les isoler dans un environnement sans acide. Elle croit également savoir que la Bibliothèque nationale de France mène actuellement des recherches sur les meilleures méthodes de conservation de ces livres et la gestion des risques associés (copies numérisées par exemple).


Conseils généraux pour la manipulation des reliures du XIXe siècle

Si parmi nos lecteurs figurent des collectionneurs d’éditions du XIXe siècle, ils doivent savoir que près de 50% des reliures en toile de cette époque, analysées à ce jour par le Poison Book Project, contiennent du plomb dans le tissu de reliure, quelle que soit la couleur. Les niveaux de plomb se sont révélés particulièrement élevés dans les reliures contenant du jaune de chrome.

« Quels que soient les pigments ou colorants présents, il est recommandé d’éviter d’ingérer quoi que ce soit ou de se toucher le visage lors de la manipulation de livres du XIXe siècle. Il est également conseillé de se laver les mains après avoir manipulé des livres, en particulier avant de manger, de boire ou de fumer », recommandent les chercheurs de l’Université du Delaware.

Conseils spécifiques pour une manipulation et un stockage plus sûrs des livres contenant de l’arsenic

Évitez les occasions d’ingestion, d’inhalation ou de contact cutané avec le pigment vert arsenical. Évitez de manger, boire, fumer, vous ronger les ongles ou vous toucher le visage lors de la manipulation de reliures potentiellement arsenicales.

Portez des gants en nitrile : Évitez de manipuler à mains nues les livres suspectés de contenir du vert arsenical. Une quantité significative d’arsenic peut se déposer sur les mains et être accidentellement ingérée ou inhalée en touchant le visage ou en mangeant/buvant. Manipuler des livres avec des mains humides ou moites peut augmenter le risque de transfert d’arsenic sur la peau.

Lavez-vous les mains : Même lorsque des gants ont été utilisés, lavez-vous soigneusement les mains avec du savon et de l’eau après avoir manipulé des livres potentiellement arsenicaux.

Isolez le livre pour le stockage : Si un élément de reliure est soupçonné de contenir du pigment vert arsenical, scellez le livre dans un sac en polyéthylène à glissière pour limiter la manipulation et contenir les pigments potentiellement friables (surtout avec les reliures en tissu). Le livre ainsi ensaché peut être rangé tel quel. Si l’humidité dans la zone de stockage est préoccupante, un petit sachet de silice peut être inséré dans le sac pour aider à contrôler l’humidité.

Essuyez les surfaces : Manipulez les livres reliés avec du pigment vert arsenical sur des surfaces dures et évitez les surfaces en tissu (un canapé par exemple). Après manipulation, essuyez les surfaces dures qui sont entrées en contact avec le livre à l’aide d’un chiffon humide jetable.

Élimination des déchets dangereux

La toile vert émeraude est suffisamment friable pour qu’elle puisse déposer de l’arsenic sur d’autres surfaces, en particulier les surfaces poreuses, ce qui serait invisible à l’œil nu. Les chiffons jetables utilisés pour essuyer les surfaces qui ont été en contact avec la toile vert émeraude, ainsi que les gants en nitrile utilisés pour manipuler les livres contenant de l’arsenic, doivent être considérés comme contaminés par des traces de déchets dangereux et doivent être éliminés avec précaution. Les institutions et les collectionneurs privés n’ayant pas accès à une filière d’élimination des déchets dangereux devraient contacter les autorités locales pour obtenir des conseils sur la façon d’éliminer en toute sécurité les gants et chiffons contaminés par l’arsenic.

Source. University of Delaware Poison Book Project : https://sites.udel.edu/poisonbookproject/